Codex Amphibia (Phonotaxis) est un projet artistique et scientifique réalisé par Thomas Tilly, artiste sonore, et Antoine Fouquet, herpétologue (CR CNRS). Centré sur l’étude des reproductions explosives des amphibiens en Guyane (rassemblements pouvant regrouper plusieurs centaines de milliers d’individus), il combine un projet de recherche et une série de pièces sonores basées sur les enregistrements de ce même phénomène. Ces compositions et écrits font suite à Codex Amphibia (an interpretation of the explosive breeding phenomenon), édité en 2018.
Textes d’Antoine Fouquet et Thomas Tilly.
Les reproductions explosives
Antoine Fouquet – Chargé de Recherche au CNRS.
Les amphibiens ont un nombre stupéfiant de modes de reproduction. De nombreuses espèces investissent beaucoup dans les soins apportés à leur progéniture. Ainsi, certaines sont vivipares et accouchent de petits déjà formés, d’autres incubent leurs têtards dans leur estomac ou la peau de leur dos. Ces espèces produisent peu de descendants mais y consacre beaucoup d’énergie afin de maximiser leur survie. D’autres espèces d’amphibiens ont en revanche adopté une stratégie diamétralement opposée. Elles produisent une grande quantité d’œufs qui seront abandonnés à leur sort. Les espèces qui ont adopté cette stratégie, synchronisent souvent leur reproduction et se rassemblent en masse lorsque les conditions sont optimales. C’est ce que l’on appelle les reproductions explosives.
On peut observer ce phénomène en milieu tempéré où il est probablement à l’origine du mythe des « pluies de crapauds », mais il prend des proportions réellement bibliques dans les forêts tropicales. En Guyane, les premières fortes pluies de décembre marquent la fin de la saison sèche et forment des mares temporaires en l’espace de quelques jours. C’est le moment qu’attendent des milliers de grenouilles pouvant appartenir à plus d’une dizaine d’espèces distinctes pour se concentrer dans quelques mètres carrés ; et ce pour une unique nuit de frénésie sexuelle. Ces brefs évènements de reproduction peuvent rassembler plusieurs dizaines de milliers de grenouilles jaunes, brunes, grosses ou minuscules qui se bousculent et s’enserrent dans un chaos sonore et visuel. Pour les chanceux qui ont pu en être témoins, ces reproductions explosives sont inoubliables.
Bien qu’ils soient très spectaculaires, ces évènements sont cependant très difficiles à étudier et sont donc mal compris. On suppose qu’un des avantages de cette stratégie est de devancer et de saturer les prédateurs (anguilles, serpents, tortues, arthropodes…) attirés par cette soudaine profusion de nourriture. Certains de ces prédateurs sont d’ailleurs d’autres grenouilles, comme Leptodactylus knudseni et Leptodactylus mystaceus. Ces espèces arrivent systématiquement avant les autres et déposent leurs pontes sur le sol des mares encore sèches tout en les protégeant de la dessiccation par la production d’un nid d’écume. Leurs têtards, qui se nourrissent d’œufs et de têtards d’autres espèces, sont ainsi prêts pour le grand soir et pourront se développer dans une abondance de nourriture.
Comment autant d’individus de différentes espèces synchronisent leur reproduction si précisément reste une question énigme. Certaines de ces espèces sont exclusivement arboricoles et ne descendent de la canopée qu’à cette occasion alors que d’autres, terrestres et trapues, ne semblent pas adaptées à des déplacements rapides sur de longues distances. Ces migrations verticales et horizontales comportent de nombreux risques et sont coûteuses en énergie. Or, ces évènements sont si soudains que le signal permettant aux amphibiens de synchroniser leur reproduction doit nécessairement être univoque et puissant. Les conditions météorologiques et la mémoire de l’emplacement des mares font évidemment partie de l’équation mais d’autres signaux sont probablement utilisés, notamment des signaux acoustiques. Le déroulement sonore d’une explosion suit en effet une séquence bien précise, avec d’abord les « WOUP » réguliers des Leptodactylus et les « POK » des Callimedusa qui pourraient annoncer sinon le moment opportun au moins la localisation précise du rendez-vous. En revanche, le chant strident des minuscules Chiasmocleis ou les grincements graves des Trachycephalus pourraient participer au signal déclencheur.
Le pic d’activité de la reproduction offre un spectacle visuel mais génère également un mur de son avoisinant les 100 décibels. L’entièreté du spectre sonore généré est audible par l’homme et ce jusqu’à plusieurs centaines de mètres de la mare, si bien que l’étude du phénomène nécessite des protections auditives. La manière dont les différentes espèces présentes retrouvent leurs partenaires potentiels dans une telle cacophonie reste également un mystère, la distinction des différents phonèmes restant extrêmement compliqué à établir pour une oreille humaine.
Après les quelques heures que dure la reproduction explosive, la mare est recouverte de masses d’œufs et retrouve un calme relatif. Quelques espèces à reproduction prolongée reprennent le relai pour occuper l’espace sonore mais c’est surtout dans l’eau que se joue désormais le sort de ces populations car en à peine 2-3 jours,ces œufs donneront naissance à des millions de têtards qui vont exploiter différentes niches écologiques. La biologie de ces derniers et les interactions probablement complexes (notamment acoustiques) qu’ils entretiennent, restent aussi largement inexplorées En fin de compte, c’est une véritable symphonie qui se joue, avec son prélude et ses différents mouvements. Un tel évènement créé les conditions parfaites pour la rencontre entre un herpétologue et un artiste sonore.
En 2016 et 2018, Thomas et moi avons installé des campements à proximité de ces mares afin d’observer et d’écouter le comportement des différentes espèces avant le déclenchement de l’explosion. Je voulais notamment tester, et ce depuis plusieurs années, si la diffusion d’enregistrements sonores de certaines espèces de grenouille pouvait inciter d’autres espèces à se rassembler dans la mare. En 2016, un haut-parleur diffusant pendant une heure un enregistrement de reproduction explosive (toutes les espèces) a d’abord été installé près d’une mare. Une autre mare laissée, elle, sans diffusion sonore permettait de comparer les comportements induits par la diffusion du son. La différence a été très nette puisque plusieurs dizaines d’Osteocephalus leprieuri ainsi que d’autres espèces ont été observées sur ou à proximité de l’enceinte au bout de quelques minutes seulement. En 2018, nous avons décidé d’élaborer l’expérience avec une série de dispositifs occupant cette fois trois mares, toutes équipées de quatre stations de diffusion. Ces stations possédaient chacune un haut-parleur diffusant un stimulus acoustique distinct (enregistrements de Trachycephalus, de Chiasmocleis, bruit électronique étalonné, ou absence de stimulus acoustique). Durant 7 nuits, nous avons diffusé ces signaux et contrôlé le nombre d’individus de chaque espèces attirés par tel ou tel stimulus acoustique.
Les résultats et détails de cette expérience sont relatés dans un article scientifique.
Simulated chorus attracts conspecific and heterospecific Amazonian explosive breeding frogs
Phonotaxis…
Thomas Tilly, artiste
Phonotaxis (indénombrable), nom: capacité à s’orienter en suivant une source sonore.
En nous posant la question de la phonotaxie entre espèces dans les reproductions explosives en Amazonie, c’est à dire l’existence où l’absence de relations interspécifiques, dans le son, nous nous engageons forcément à interroger la perception que nous, humains, avons d’un milieu. Le changement abrupt de dynamique induit par le phénomène est aussi le nôtre, et nous nous retrouvons physiquement et mentalement inclus dans un processus qui nous échappe. Nous sommes dérangés, attirés, fascinés, mais n’avons en aucun cas de réelle compréhension ou maîtrise de l’instant, de ses enjeux, des stratégies qu’il déploie. Écouter, observer, enregistrer, filmer, sans pouvoir dépasser le stade de l’interprétation.
Ces évènements nous troublent cognitivement mais aussi culturellement en ceci qu’ils brisent des images adossées au contexte. Ils ne sont ni l’expression d’un équilibre, ni celle d’une nature supposément hostile. Ils sont au contraire un déséquilibre, une rupture brutale et soudaine de l’ordre des choses n’ayant pour objet que la continuité du vivant. Ils sont au monde animal ce que l’irrationalité d’un concert de musique bruitiste où un débordement de foule portent de sens au monde humain. Il ne s’agit plus ici de partage mais d’une saturation de l’espace, exagération des spectres de la lumière et du son. Ce dépassement de dynamique n’a probablement de sens que dans sa très courte temporalité ; une extrême brièveté transformant les espaces localisés que sont les mares en des aires au fonctionnement autonome, se singularisant du réseau de la forêt pour ensuite mieux le réintégrer en le nourrissant de nouveaux existants. Les reproductions débutent leur phase de pré-éxplosion dans une certaine hétérogénéité d’avec le lieu, pour ensuite affirmer ce dépassement dans les phases d’explosion et de post-explosion, et enfin se réaccorder à l’autour. Les animaux se dispersent alors et les cent décibels acoustiques de l’explosion laissent de nouveau place à une forêt dont le spectre audible semble être précisément partagé.
Les reproductions explosives portent dans l’air leur pouvoir sur cet autour, cet alentour, s’imposant aux corps et aux troncs ; éloignant ou attirant d’autre espèces et ayant même le pouvoir d’en neutraliser certaines (une amie herpétologue m’a conté avoir vomi, en raison du son, après plusieurs heures passées sur une mare à explosive). Les espèces participant à ces rassemblements semblent privilégier l’univocité d’un spectre sonore saturé plutôt que les phonèmes qui leurs sont propres. Ce ne sont plus des « voix » qui sont émises et reçues, mais leur accumulation en un mur de bruit. Ici encore, l’interprétation d’une donnée n’ouvre que des questions sur ce que nous comprenons de la situation et des prismes ontologiques par lesquels nous la percevons.
L’expérience des explosives a induit chez moi le sentiment paradoxal d’être un intrus à la bonne place, l’auditeur/spectateur d’un rituel résonnant intimement avec mon insistance à vouloir me confronter à ce type de milieu. Le principe de phonotaxie observé chez ces animaux relèverait du naturel tandis que mon attirance pour et vers ce bruit serait, elle, de l’ordre du culturel. Nous n’avons pourtant pas plus de prises sur les mécanismes qui actionnent la phonotaxie animale que sur ceux qui nous poussent à fuir où nous immerger dans un mur de fréquences aigües. La seule fascination pour ces sons, comme la seule analogie avec les esthétiques musicales m’ayant conduit jusqu’ici ne suffisent à mon sens pas (ou plus) à expliquer le rapport ambigu que nous entretenons avec ce contexte. Nous sommes perdus par ce qui n’est pas nous, mais semble fonctionner sur des modalités proches.
Alors que le premier volet de ce travail : Codex amphibia (an interpretation of the explosive breeding phenomenon) – Glistening examples 2018) – pointait la question de l’interprétation des langages non humains, Codex amphibia (phonotaxis) aborde lui le pic de l’explosion comme point de référence d’un milieu. Les enregistrements et compositions issus de ce travail de terrain explorent le cœur du phénomène et sa porosité avec l’autour ; un autour fait d’autres dynamiques, d’autres timbres, d’origines humaines et non humaines. Ces pièces ont étés réalisées au fil de nos observations de terrain et en parallèle d’un travail de recherche mené par Antoine Fouquet et moi même avec l’aide d’une équipe de bénévoles, puis détaillé par Antoine et plusieurs collaborateurs dans l’article « HETEROSPECIFIC CHORUS ATTRACTION IN TROPICAL FROGS ». Par le frottement de nos deux approches scientifique et artistique ; approche hybride ne faisant que nous pousser plus avant dans nos questionnements et paradoxes, nous nous accordons (peut-être) les possibles d’un autre rapport à cette forêt.
Codex Amphibia (Phonotaxis)
Retrouvez l’article d’Antoine Fouquet et al en lien avec cet article:Simulated chorus attracts conspecific and heterospecific Amazonian explosive breeding frogs
Ce travail a reçu un financement «Investissement d’Avenir» de l’Agence Nationale de la Recherche (CEBA, réf. ANR-10-LABX-25-01) », le financement « Brouillon d’un rêve, Pierre Schaeffer » de la Société Civile des Auteurs Multimédia (SCAM) et a été soutenu par Le Lieu Multiple, Jazz à Poitiers, Césaré et Studio d’en Haut.
Thomas Tilly et Antoine Fouquet remercient:
Réserve Naturelle des Marais de Kaw Roura, la DEAL (Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), le LEEISA (Laboratoire Ecologie, Evolution, Interactions des Systèmes amazoniens USR3456), Anthony Taillard, Michel Blanc, Mathias Fernandez, Timothée Lepape, laboratoire IRD LAMA Cayenne, Association GEPOG (Groupe d’Etude et de Protection des Oiseaux de Guyane), le CERATO herpetological society, Pierre Judon, Jason Lescallet, Gildas Houdebine, Agathe Coutel. Pour leur support technique.
Et également:
Bettina Lê, Sevahnee Pyneeandy, Hugo Reizine, Anais Bonnefond, Benoit Villette, Timothée Lepape, Mathilde Segers, Laetitia Proux, Audric Broux, Vincent Premel, Élodie Courtois, Philippe Gaucher, Lois Boucher, Yanick Lima, Vincent Rufray, Mael Dewynter, Elven Remerand, Martin Bonhomme, Amélie Beillard Alexandra Le Manchec, Morgane Sineau, Florie Delfour, Joris Grenon, Yvon Guenescheau, Bastien Moisan Julien Clozeau, Pierre Leclerc, Julien Morand. Pour leur aide sur le terrain.